Le “fair use” : nouveau paradigme du bateau de Thésée ?

Le “fair use” : nouveau paradigme du bateau de Thésée ?

Le bateau de Thésée, paradoxe philosophique datant de l’Antiquité grecque, soulève une question fondamentale sur l’identité : un objet reste-t-il le même si toutes ses pièces sont remplacées progressivement ? Ce problème, souvent étudié dans le domaine de la métaphysique, interroge sur la continuité et la transformation, en particulier dans les situations où l’intégrité matérielle est en jeu.

Cette idée rejoint, de façon surprenante, la notion de “fair use” (souvent traduit en français par usage équitable), un principe juridique américain permettant la réutilisation partielle et transformée d’œuvres protégées par le droit d’auteur.

Le parallèle avec le bateau de Thésée est intrigant : tout comme un bateau qui voit chacune de ses parties changées, une œuvre protégée peut être transformée sous certaines conditions tout en restant partiellement reconnaissable. Cela soulève une question essentielle : à quel moment la transformation devient-elle si significative que l’œuvre ou l’objet cesse d’être ce qu’il était à l’origine ?

À quel point un remix ou une transformation numérique reste-t-il une œuvre originale ? Où tracer la ligne entre création dérivée et plagiat, entre transformation légitime et vol de propriété intellectuelle ?

Le bateau de Thésée : une question d’identité à travers le changement

Le paradoxe du bateau de Thésée est souvent posé ainsi : si toutes les parties du bateau sont remplacées une par une, reste-t-il le même bateau ? La question est emblématique des débats sur la persistance de l’identité à travers le temps et le changement. Le bateau représente une entité physique dont les composants peuvent être changés, mais où la structure et la fonction restent inchangées. Ainsi, même après remplacement, certains argumentent que l’objet conserve son identité, car sa continuité en tant qu’objet ou fonction (un bateau qui navigue) est préservée.

Dans une version plus complexe de ce paradoxe, on pourrait imaginer que les pièces d’origine sont réassemblées ailleurs pour former un autre bateau. Dès lors, deux questions se posent : quel est le vrai bateau de Thésée ? Celui avec les nouvelles pièces ou celui reconstruit avec les anciennes ? Ce débat soulève des questions de continuité matérielle, de fonction et de perception de l’identité.

Le “fair use” et la transformation créative : une analogie directe ?

Le principe du “fair use”, ou usage équitable, permet de réutiliser une œuvre protégée si l’utilisation est transformative, c’est-à-dire si elle apporte une nouvelle signification ou un nouvel usage à l’œuvre d’origine. Comme dans le paradoxe du bateau de Thésée, une œuvre peut être partiellement modifiée, mais reste, dans une certaine mesure, reconnaissable. Une citation, une parodie ou une critique reprenant des éléments d’une œuvre protégée tout en en modifiant suffisamment l’usage ou la signification correspond à cette idée de transformation continue.

Le fair use repose sur plusieurs critères :

  1. l’usage doit être justifié (souvent non commercial),
  2. ne doit pas nuire au marché de l’œuvre originale, et
  3. doit transformer l’œuvre en y ajoutant une nouvelle valeur.

À l’instar du bateau de Thésée, l’œuvre utilisée dans le cadre du fair use reste identifiée comme telle, mais a subi des modifications suffisamment profondes pour que sa nouvelle version soit considérée comme un travail dérivé, plutôt que comme une copie conforme.

Les similarités entre les deux concepts sont frappantes : tout comme le bateau de Thésée conserve une partie de son identité à travers des modifications matérielles, une œuvre utilisée dans un cadre d’usage équitable conserve sa source d’origine, tout en étant perçue comme différente à travers les modifications créatives qu’elle subit. Cependant, comme nous allons le voir, cette analogie atteint ses limites.

Les limites de la comparaison

Si le bateau de Thésée et le fair use partagent un certain degré de transformation, les enjeux des deux concepts diffèrent. Dans le paradoxe de Thésée, l’objet reste essentiellement le même en termes de fonction (un bateau), même si ses parties matérielles changent. En revanche, le fair use ne se contente pas de modifications superficielles. Il exige une véritable transformation de l’œuvre en question, au point de créer une nouvelle signification ou un nouvel usage.

Là où le bateau de Thésée se concentre sur l’intégrité matérielle et fonctionnelle, le fair use repose sur des critères de transformation créative, subjective et juridique. Le bateau de Thésée pose une question métaphysique sur la continuité matérielle, tandis que le fair use se fonde sur des critères juridiques qui cherchent à établir si l’usage de l’œuvre transforme ou non sa valeur commerciale et créative.

De plus, dans le fair use, il est crucial que l’œuvre modifiée ne remplace pas l’original. Dans le bateau de Thésée, chaque pièce remplacée se fond dans l’ensemble pour permettre au bateau de continuer à naviguer, sans impact sur sa fonction ou son existence. Dans le cas du fair use, la nouvelle œuvre doit clairement se distinguer de l’original, afin d’éviter tout risque de substitution sur le marché.

Idée, identité, transformation et création à l’ère numérique

Le rapprochement entre le fair use et le bateau de Thésée éclaire notre compréhension de l’identité à travers la transformation, mais aussi les limites de cette analogie. Tous deux soulèvent la question de savoir jusqu’où une œuvre ou un objet peut changer tout en conservant son essence. Pourtant, ils divergent sur la nature de cette transformation : matérielle pour Thésée, créative pour le fair use.

Dans un contexte plus large, à l’ère du numérique, ces réflexions sont d’une pertinence accrue. Les œuvres numériques, souvent modifiées, remixées et partagées, sont confrontées aux mêmes questions d’identité et de transformation que celles soulevées par le bateau de Thésée et le fair use.

À quel point un remix ou une transformation numérique reste-t-il une œuvre originale ? Où tracer la ligne entre création dérivée et plagiat, entre transformation légitime et vol de propriété intellectuelle ?

Ces interrogations ouvrent la voie à des débats contemporains sur les droits d’auteur, la création collective et l’évolution des œuvres dans un monde hyperconnecté. Ainsi, le fair use et le bateau de Thésée ne sont pas seulement des concepts juridiques et philosophiques ; ils sont au cœur des enjeux actuels de la création et de l’identité dans un monde en constante évolution.

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Sources complémentaires

  1. Harvard Law Review : Analyse approfondie des implications du droit d’auteur dans des affaires comme celle du New York Times et la transformation des œuvres à travers des principes comme le fair use. Harvard Law Review sur le droit d’auteur​(Harvard Law Review).
  2. Stanford Fair Use Project : Une explication détaillée du principe de fair use et de son rôle dans la protection de la liberté d’expression et de la créativité. Stanford Fair Use​(Columbia Journalism Review).
  3. Columbia Journalism Review : Discussion sur l’impact des IA génératives sur le journalisme et la propriété intellectuelle, en lien avec des cas d’usage du fair use. Columbia Journalism Review​(Columbia Journalism Review).
  4. Bloomberg Law : Analyse juridique du procès du New York Times contre OpenAI, et son impact sur les droits d’auteur dans l’ère de l’intelligence artificielle. Bloomberg Law sur le procès OpenAI​(Bloomberg Law).
  5. Fast Company : Une évaluation des tensions entre les médias et les entreprises technologiques utilisant des œuvres protégées pour entraîner leurs modèles IA. Fast Company sur le procès​(Fast Company).